Le 19 novembre dernier (2024), j’ai soutenu ma thèse en économie de la santé à l’Université de Copenhague. C'était la conclusion de trois années riches au Danemark, enfin deux ans et demi, puisque j'ai aussi passé quelques mois aux Etats-Unis. Ce fut l’expérience d’une vie, tant sur le plan académique que personnel.
Mon doctorat à l’Université de Copenhague s’est déroulé dans d’excellentes conditions. J’en mentionne ici quelques-unes, de manière non exhaustive : données formidables, culture de supervision avec directeurs de thèse très présents (les miens, Miriam Wüst et Hans H. Sievertsen ont été remarquables…), laboratoire où tout se fait en anglais, avec beaucoup d’initiatives pour inciter les doctorants à (se) présenter leur travail, bon salaire, peu d’obligation d’enseignement….
Mon expérience au Danemark pourra être le sujet d’un autre billet. Je veux ici vous parler du contenu de mon manuscrit. Une particularité de cette thèse est qu'elle ne porte pas sur un seul sujet précis. Elle est en fait composée de quatre articles/chapitres indépendants. On dit qu'elle est « par articles ». C'est très courant en économie, mais je ne suis pas sûr que ce soit ce qu'on imagine quand on dit que j'ai soutenu une thèse. Autre fait surprenant pour ceux qui ne connaissent pas le fonctionnement des thèses en économie, ces chapitres ont pour trois d’entre eux été réalisés avec des coauteurs : Miriam Wüst (U. de Copenhague), Hans Henrik Sievertsen (U. de Bristol), Jonas Cuzulan Hirani (Institut de recherches en sciences sociales du Danemark), et Maria Koch Gregersen (U. de Aarhus).
Même si ces articles sont indépendants, ils partagent des thèmes en commun. Ils documentent des inégalités de santé et de développement socio-émotionnel entre enfants de moins de cinq ans au Danemark, et montrent certaines de leurs causes. Les capacités socioémotionnelles précoces sont celles qui permettent aux enfants de commencer à comprendre qui ils sont, ce qu'ils ressentent et à quoi s'attendre lorsqu'ils interagissent avec les autres.
Qu'est-ce qui peut pousser un économiste à s'intéresser à ces questions ?
Il existe en réalité un vaste champ de recherche en économie sur des thèmes proches. En effet, les premières années de la vie ont un impact durable sur la santé physique et mentale, ainsi que les perspectives économiques à l’âge adulte. Même les tout premiers instants comptent : des facteurs comme le poids de naissance ou la prématurité affectent la santé future et les performances futures sur le marché du travail (Almond et Currie 2011). De plus, les compétences socio-émotionnelles, qui commencent à se développer dès la petite enfance (Shonkoff et Phillips 2000), contribuent aussi à façonner les vies adultes. Ces compétences sont par exemple la gestion des émotions, la capacité à nouer des relations de qualité et la résolution de problèmes. Les enfants qui développent de solides compétences socio-émotionnelles sont plus susceptibles de bien réussir à l’école, de poursuivre des études supérieures et d’obtenir de meilleurs emplois - pour une synthèse d’études sur ce sujet en français, voir par exemple Algan et Huillery (2022). Ces compétences non-cognitives sont également des prédicteurs très robustes de la satisfaction à l’âge adulte (Flèche, Lekfuangfu, et Clark 2021). Assez naturellement, une part de la recherche en économie s'est donc mise à documenter les inégalités de santé précoce et de développement socioémotionnel des enfants en fonction du revenu des parents ou d'autres facteurs sociaux.
D'autre part, ces dernières décennies, la recherche en économie a aussi développé de nouvelles méthodes pour évaluer l'effet des politiques publiques. Je vous mets par exemple un lien vers un article du magazine Science et Pseudosciences où je les décris. Avec l'attention croissante des économistes sur les premières années de la vie, ces méthodes ont été employées pour évaluer les effets de politiques ciblées sur les mères enceintes sur elles-mêmes, et leur famille.
Ce contexte étant introduit, voici donc un très bref résumé de ces chapitres dans l'ordre dans lequel ils apparaissent dans ma thèse :
Dépression après la naissance, revenu de la mère et bien-être familial
Le premier article documente la relation entre dépression maternelle et bien-être familial. Alors qu’il est souvent très difficile de mesurer la santé mentale des mères à l’échelle d’une population entière, nous sommes ici en mesure de collecter de précieuses données d’un dépistage universel de dépression post-partum, effectué à domicile par des infirmières auprès de toutes les mères danoises. Ces données sont fusionnées avec des registres de l'Etat danois et une enquête sur le bien-être des familles et les comportements parentaux. Cette base de données unique permet d’analyser comment la dépression maternelle est associée au bien-être familial et aux comportements parentaux, y compris ceux des pères, souvent sous-étudiés.
L'implication clé du premier article est que la dépression maternelle après la naissance est un thermomètre d'un bonheur familial réduit. Au Danemark, dans les familles où la mère est dépressive après la naissance, les enfants ont une plus haute probabilité d’être hospitalisés dans leur première année, d’avoir un développement socioémotionnel retardé durant leurs trois premières années, et le bien-être des parents comme des enfants se voit réduit lors des trois premières années de vie de l’enfant. Ce résultat tient même après ajustement pour les différences socio-économiques, d'âge, d'éducation, de santé maternelle et d'issue de grossesse entre mères dépressives et non-dépressives. Sans affirmer qu’il y a un lien de cause à effet entre dépression maternelle et toutes ces mesures de bien-être et de santé, ce résultat montre qu’un simple test de dépistage peut révéler une détresse familiale qui ne ressortirait pas en se basant uniquement sur les informations socio-économiques habituelles, comme le revenu ou l'éducation.
De plus, après la naissance du premier enfant, si le revenu de toutes les mères diminue, cette baisse est plus marquée chez les mères dépressives que chez les mères non dépressives. Cet écart s’observe alors que les deux groupes ont des trajectoires professionnelles similaires avant la naissance !
Enfin, nous collectons des indices que les pères en couple avec des mères dépressives après la naissance s’investissent plus dans l’éducation de leurs enfants que ceux en couple avec des mères non-dépressives.
D'un point de vue des politiques, nous montrons que les mères danoises - et notamment celles en dépression postpartum - ont davantage recours aux consultations de médecins généralistes et d’infirmières autour de la période recommandée pour le dépistage universel. Ces consultations en amont pourraient prévenir des besoins futurs en soins plus intensifs. Ces résultats soulignent l’intérêt de programmes de dépistage systématique pour identifier des familles (et en particulier des mères) vulnérables et les accompagner. Elles peuvent à ce titre inspirer les politiques de prise en charge de la dépression postpartum en France. Je n'en dis pas plus : une note en français résumant cet article est en préparation !
Le paradoxe du revenu des parents et de la santé du premier enfant à la naissance
Le deuxième article montre qu'au Danemark, comme en Suède et aux États-Unis, les enfants issus de familles à revenu élevé naissent souvent avec une santé légèrement moins bonne que la moyenne. Nous expliquons ce surprenant résultat et révélons que les familles les plus riches compensent les effets d'une issue de grossesse moins favorable par un investissement accru en soins et en stimulation durant la première année de vie de l'enfant.
Déclencher le travail de mères obèses : des bénéfices médicaux et sociaux
A l’aide de riches données danoises, le troisième article montre les bénéfices médicaux et sociaux d'une politique de déclenchement du travail des futures mères sévèrement obèses si leur grossesse dépasse d’une semaine plutôt que de deux semaines la date prévue d’accouchement. (Le déclenchement du travail, c’est quand on aide artificiellement le corps à commencer l’accouchement au lieu d’attendre que celui-ci démarre tout seul).
Nous montrons que le déclenchement de travail améliore l’issue de la grossesse, et réduit la probabilité de dépression postpartum des mères et la consommation de services de santé durant la première année de la vie de l’enfant. Nous ne trouvons pas d'effet de la politique sur la part de mères de retour sur le marché du travail jusqu'à deux ans après la naissance, ni sur la probabilité d'avoir un deuxième enfant jusqu'à deux ans après la naissance.
Pour évaluer cette politique, nous employons une méthode dite de régression en discontinuité. C'est une approche que j'ai présentée dans mes conférences sur la politique fondée sur les preuves. Considérée comme l’une des méthodes les plus robustes pour mesurer l’effet d’une intervention en l’absence d’un essai clinique contrôlé randomisé, la régression en discontinuité est bien établie en économie et en science politique américaine et se diffuse en médecine et en épidémiologie, voir (Bor et al. 2014) et (Moscoe, Bor, et Bärnighausen 2015).
C'est un article à la croisée entre obstétrique et politiques de santé. Il me tient particulièrement à coeur. Je crois que ses résultats sont intéressants, et il a été l’occasion de sortir de ma discipline et d’échanger avec des chercheurs en gynécologie et obstétrique, aux Etats-Unis et au Danemark.
Les déserts médicaux et la santé des nouveau-nés
Le dernier article montre les conséquences néfastes des fermetures de cabinet du médecin généraliste de la mère pendant sa grossesse sur la santé du nouveau-né au Danemark. En France, où l'accès aux soins est moins garanti après la fermeture d'un cabinet qu'au Danemark, les effets négatifs sur la santé de la cessation d’activité de médecins généralistes ou d’autres professionnels de santé assurant le suivi prénatal comme les sages-femmes pourraient être encore plus prononcés. Ces travaux m'ont ouvert les portes pour d'excitants projets sur des données françaises, dont je vous parlerai un jour ! Ce papier aura aussi son petit post de blog dédié !
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